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Deux jeunesses en enfer

Plusieurs récits viennent nous rappeler l’horreur concentrationnaire

Alors que l’on célèbre la libération des derniers camps de concentration situés sur le territoire du Reich, plusieurs témoignages publiés depuis janvier viennent ainsi rappeler les tragédies que subirent les différentes victimes du nazisme. C’est ce que montre le très beau et très émouvant livre d’Alter Fajnzylberg. Tiré de son journal retrouvé dans une boîte à chaussures par son fils Roger et traduit à la fois en polonais et en français grâce au travail de l’historien Alban Perrin, il s’en dégage une double émotion à la fois visuelle (la version originale est reproduite) et littéraire. Le lecteur a ainsi l’impression de suivre la captivité de son auteur presque au jour le jour.


Alter Fajnzylberg est arrivé à Auschwitz en mars 1942 avant d’être affecté comme Shlomo Venezia aux fameux sonderkommandos, ces kommandos chargés de vider les cadavres des chambres à gaz et de les incinérer dans les fours crématoires. Des sonderkommandos dont la durée de vie demeura limitée pour avoir vu l’aboutissement du processus de destruction des juifs d’Europe. De 400 membres, l’effectif des sonderkommandos passa en 1944 à près de 950 pour faire face à l’arrivée et à l’extermination des juifs hongrois. A ce titre, le récit d’Alter Fajnzylberg constitue un apport historique fondamental en détaillant l’organisation des crematoriums et en évoquant la fameuse révolte des sonderkommandos en octobre 1944.« Il me suffira de tremper mon petit doigt dans le sang d’un SS, a-t-il ajouté, et je pourrai mourir. Je veux mourir en héros » lui dit alors l’un de ses compagnons. Alter Fajnzylberg aborde également le camp E, celui où furent enfermés les tziganes, exterminés en août 1943. Le récit d’Alter Fajnzylberg frappe immédiatement par son ton. Il est presque toujours clinique, froid et de ce fait, plus terrible encore.

Si les génocides des juifs et des tziganes représentèrent la partie la plus importante des victimes non militaires du nazisme, d’autres groupes de personnes et nationalités firent l’expérience de l’enfer concentrationnaire, notamment les républicains espagnols. C’est ce que raconte Joaquim Amat-Piniella (1913-1974) dans ce récit écrit en 1946-1947 et publié pour la première fois en français. Cet étudiant  catalan n’a que 23 ans lorsqu’éclate la guerre civile espagnole. Il rejoint alors les rangs de l’armée républicaine comme lieutenant et combat en Andalousie et en Aragon. Peut-être croisa-t-il Alter Fajnzylberg qui se battait au même moment au sein des brigades internationales. Après le début de la seconde guerre mondiale, Amat-Piniella est fait prisonnier par les Allemands en juin 1940 puis est déporté, en 1941, à Mauthausen comme bon nom de républicains espagnols dont son ami José Cabrero Arnal qui allait créer après la guerre le personnage de Pif le chien.

Déjà Iakovos Kambanellis (1922-2011) avait relaté dans son récit bouleversant, le quotidien des Espagnols à Mauthausen. Celui d’Amat-Piniella, K.L. Reich (pour Konzatrationslager Reich) est lui plus « romancé » c’est-à-dire inséré dans des scènes du quotidien qui composent une sorte de fresque romanesque. Sa prose le rapproche indubitablement d’un Jorge Semprun mais également d’un Varlan Chalamov ou un Gueorgui Demidov lorsqu’ils font du camp, une sorte de théâtre d’ombres avec leurs héros du quotidien mais également ces traîtres de l’absurde qui gravitent dans cette fameuse « zone grise ». A travers le personnage d’Emili, sorte de double littéraire de l’auteur, le lecteur arpente ce camp, de sa terrible carrière de pierres qui tua de nombreux déportés aux expériences médicales qui assassinèrent notamment son ami Francesc, en passant par l’extermination des juifs hongrois et des prisonniers soviétiques qui servirent à « tester » les chambres à gaz au début de l’année 1942. Le lecteur le suit avec fascination y compris dans son subconscient comme lorsque la nuit « un monde de spectres s’agitait sous ses yeux clos, au milieu d’un silence plus saisissant que les hurlements de terreur du moment précédent » écrit ainsi l’auteur.

Joaquim Amat-Piniella raconte ainsi le quotidien du camp, l’évasion des détenus du bloc 20, la religion qui permet à de nombreux détenus de tenir ou les tortures des SS. Il est là lorsque le 5 mai 1945, le troupes de la 3e armée américaine du général Bradley à qui est dédié K.L. Reich libèrent enfin le camp. Passée la guerre vint alors le temps de raconter. Celui-ci mit quelques années pour Amat-Piniella ou plusieurs décennies pour Alter Fajnzylberg et emprunta diverses formes d’expression. Mais grâce au précieux travail conjoint d’historiens et d’éditeurs, ils nous sont parvenus.

Par Laurent Pfaadt

Alter Fajnzylberg, Ce que j’ai vu à Auschwitz, les cahiers d’Alter, présenté par Roger Fajnzylberg préface de Serge Klarsfeld
Aux éditions du Seuil, 384 p.

Joaquim Amat-Piniella, K.L.Reich, traduit du catalan par
Dominique Blanc
Chez Verdier 288 p.

A lire également :

Shlomo Venezia, Sonderkommando, dans l’enfer des chambres à gaz, préface de Simone Veil
Le Livre de poche, 264 p.

Iakovos Kambanellis, Mauthausen, traduit du grec par
Solange Festal-Livanis
Aux éditions Albin Michel, 384 p.

Je suis venu te chercher

Après l’histoire de Valentina et toujours dans le cadre des « Galas » qui invitent, selon la volonté de Caroline Guiela Nguyen, des acteurs non professionnels à venir se produire sur scène, le TNS nous propose de suivre le parcours d’Amir, un jeune noir en recherche de ses origines, une histoire écrite par Claire Lasne Darcueil d’après des documents recueillis auprès de la population régionale.


©Jean-Louis Fernandez

Au cours d’une conversation téléphonique dans le train qui le ramène à Strasbourg, Amir (Salif Cissé)  apprend d’une vieille dame, Liliane, qu’il est peut-être son arrière-petit-neveu. Il en demeure surpris et interrogatif, car cette dame a la peau blanche alors qu’il est noir. II aimerait et elle aussi que cette possibilité se transforme en certitude, d’autant qu’un certain test ADN qu’il a fait réaliser illégalement donnerait à penser que ses origines pourraient être alsaciennes. C’est ce qu’il explique à la personne qu’il est venu consulter pour tenter de remédier à la détresse qui le gagne en raison de cette obsession concernant cette recherche du père. Son écoute le réconforte, elle devient une amie, plus tard son amoureuse. (Lisa Toromanian)

Mais avant d’en arriver là, il aura l’occasion de rencontrer une foule de gens car pendant qu’il va et vient toujours désemparé, le spectacle se construit autour d’une population nombreuse et animée qui envahit le plateau et se veut la représentation des habitants de la région parmi lesquels se trouve peut-être le père inconnu.

Jeunes et plus âgés, hommes et femmes se croisent, se mêlent, se prêtent par moments à des mouvements de danse, montrant ainsi sur ce plateau nu, l’intensité de la vie, sorte de contrepoint à l’embarras d’Amir qui, au milieu d’eux , et se sent quelque peu pris au dépourvu. (Il est à noter que c’est Kaori Ito et Léonor Zurfluh qui ont chorégraphies la mouvance des corps pour que chacun et ensemble produisent cet effet harmonieux et joyeux.)

Pour faire réagir Amir et le sortir de son désarroi son amie lui fait remarquer qu’il est loin d’être le seul à se pencher sur son passé, c’est le prétexte à faire défiler nombre de personnes venant évoquer des souvenirs d’enfance, certains drôles , d’autres, touchants comme il se doit, tous s’appliquant à en faire des récits pleins d’authenticité, car ce n’est pas rien de devenir acteur de sa propre vie !

Arrive enfin celui qui raconte la nuit merveilleuse qu’il passa au cours de sa jeunesse, sous une tente en compagnie d’une charmante jeune fille qu’il n’a jamais revue. Ce récit corrobore celui que détient Amir de sa propre mère. Il comprend alors qu’il vient de retrouver son père. Un happy end attendu déclenchant l’enthousiasme de tous les participants.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 30 avril au TNS

Exit

De la Cie flamande Circumstances.

Ce sont quatre jeunes et beaux garçons, Benedikt Loflfer, Harrison Claxton, Christopher Mc Auley, Samuel Rhyner que le chorégraphe flamand Piet Van Dycke a engagés pour nous montrer, une heure durant, la beauté du geste, l’absolue nécessité de la complicité. Comment pourrait-il en être autrement quand les corps s’engagent dans ces acrobaties audacieuses qui pourraient se révéler dangereuses sans le soutien attentif du partenaire.


© Jona Harnischmacher

Mais avant tout c’est une course éperdue, ou une marche à grandes enjambées qu’ils mènent, contournant le grand cube gris planté au milieu du plateau, sorte de petit immeuble dont on ne voit que des portes soigneusement fermées.  (Installation Arjan  Kruidhof et Arjen Shoneveld). Bientôt ces portes les attirent et le jeu commence entre eux et avec elles. Pratiquant l’adage « une porte doit être ouverte ou fermée, voilà que l’un ouvre une porte pour laisser entrer celui qui se présente, pendant qu’un autre claque la porte au nez de l’intrus, parfois on se bouscule, entrées, sorties se multiplient en une sorte de ballet au rythme de plus en plus précipité soutenu par les accents d’une musique concrète (musique Bastiaan van Vuuren et Bastian Benjamin) et le public s’en amuse.

On ne va pas en rester là, fini les rencontres fortuites, ou inopportunes, les rejets, les exclusions, cet individualisme de mauvais aloi, on change de tee-shirt et on se lance dans des corps à corps pour se mesurer mais aussi s’engager dans des luttes symboliques, on opère des roulades, des portages, on devient danseurs de breakdance, c’est très rapide, virtuose, très beau.

Dans ce spectacle, conçu comme une démonstration de ce que peuvent être les rapports entre humains (dramaturgie Marie Peteers), on franchit une nouvelle étape quand nos quatre circassiens découvrent que le panneau central de l’édifice bascule et place en hauteur la porte devenue quasiment inaccessible mais qu’ils se donnent comme mission de franchir. Alors se multiplient essais et ratages pour cette escalade. Là l’entraide reste on ne peut plus indispensable, on soulève, le partenaire, on le propulse vers le haut, on le jette jusqu’à ce que chacun à son tour arrive à franchir cette fameuse porte.

S’ensuivent des disparitions, des retrouvailles surprises jusqu’à cet ultime moment où la paroi devient bascule et nécessite de la part des quatre compères de trouver en tâtonnant et en ajustant entre eux leurs déplacements le juste équilibre soulignant que l’entraide et la complicité sont indispensables pour atteindre le but qu’on s’est fixé.

Des applaudissements soutenus ont dit toute l’admiration du public pour ce spectacle intelligent mené avec conviction et grand talent.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 26 avril au Maillon

Valentina

Sommes-nous proches ou loin, avec cette nouvelle création de Caroline Guiela NGuyen du « Saïgon » qui lors de sa création nous avait tant bouleversés que chaque occasion de le revoir fut un bonheur. Proches sans aucun doute de cette dimension humaine qui est la marque de ses créations, éloignés, peut-être parce qu’on n’atteint pas dans ce nouvel opus la dimension insurpassable de la tragédie historique qui sous-tendait « Saigon » pour se référer ici à un genre qui flirte avec le conte, entrecroisant des éléments propres à ce genre avec ceux plus prosaïques du reportage.


© Jean-Louis Fernandez

Alors commençons par la formule adéquate « il était une fois » et faisons advenir les protagonistes de base dans cette histoire, un père, une mère et leur fillette, Valentina. D’emblée un obstacle s’érige sur leur chemin, le cœur malade de la mère qui oblige à une séparation, le père restant au pays, en l’occurrence la Roumanie, la mère et la fille s’installant à Paris pour y trouver les soins appropriés. Surgit immédiatement le deuxième obstacle, celui de la langue française que ni l’une ni l’autre ne parlent et la mise en place d’un personnage hostile la cardiologue, femme pressée, technicienne du cœur, dépourvue d’écoute, de sensibilité, d’humanité et qui, par là même, transforme la petite Valentina en héroïne, priée d’apprendre vite le français pour devenir traductrice, médiatrice du médecin. En contrepartie, apparaît le personnage aidant, la directrice de l’école, pleine de bienveillance à l’égard de cette enfant dont le comportement et les absences l’intriguent, elle est secondée par le cuisinier roumain qui permet les échanges en assurant la traduction, elle va donc pour la soutenir lui confier « le gros nounours » à emporter à la maison ce qui ravit Valentina.

 Ainsi se met en place le déroulement d’un conte réaliste au cours duquel alternent les séquences qui ont lieu dans le cabinet de la cardiologue et celles qui se passent à l’école, les premières devenant de plus en plus violentes, le médecin allant jusqu’à confier à l’enfant la responsabilité de garder jour et nuit le »bip » qui pourrait annoncer la possibilité d’une implantation cardiaque, seule possibilité de sauver sa mère, les secondes comportant de plus en plus de mansuétude.

Comme Valentina apprend vite le français, elle prend en quelque sorte le pouvoir sur les communications et entre dans les dires opportunistes qui l’arrangent, mentir pour la bonne cause ne lui pose pas de problème et elle s’enferre dans le mensonge refusant de dévoiler la gravité de la situation. Au terme de ce périple, mère et fille se retrouvent à demander au médecin qu’on en finisse avec cette attente épuisante et c’est là que le happy end se produit, comme par miracle, le cœur de la mère se met à battre normalement alors que celui de Valentina s’effondre mais qu’elle, en tant qu’enfant, devenant prioritaire pour la greffe n’en mourra pas.

Cet échange de don de vie confère une dimension christique, religieuse à cette histoire qui échappe à la pure réalité sociologique par ailleurs très présente dans les nombreuses séquences du spectacle et souligne la pertinence d’une scénographie signée Alice Duchange juxtaposant la niche fleurie, véritable icône qui honore une vierge à l’enfant et un cœur vivant avec l’intérieur d’un lieu de vie ordinaire comportant table et chaises et celui d’un simple bureau pour les consultations et les rencontres à l’école.

Ce qui est manifestement séduisant dans ce spectacle c’est la qualité de jeu des comédiens  dont deux ne sont pas professionnels, Loredane Iancu qui interprète la mère avec beaucoup de sensibilité et sa fille Angelina Iancu en alternance avec Cara Parvu, des fillettes qui sont remarquables par leur naturel et l’audace dont elles font preuve dans ce rôle complexe, elles sont accompagnées par deux excellents musiciens, violonistes qui tiennent aussi le rôle de personnages, Paul Guta qui fait le père et Marius Stoian, le cuisinier de l’école, traducteur selon les circonstances, et par la comédienne Chloé Catrin qui  passe avec aisance du personnage du médecin à celui de directrice d’école, deux personnalités antinomiques. Tous font preuve d’authenticité, de justesse dans leur prestation et réussissent à émouvoir le public qui les a ovationnés.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 23 avril au TNS

En salle jusqu’au 3 mai

Interprétation prenante et particulièrement puissante

Au cours de chaque saison musicale, la direction de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg ouvre sa porte, pour le temps d’une soirée, à une autre formation symphonique. Ainsi, au fil des ans, a-t-on pu entendre et apprécier l’Orchestre National de Lorraine, puis ceux de Lyon et de Lille et l’an passé, l’Orchestre National de France. Cette année, c’était le tour de l’Orchestre philharmonique du Luxembourg.


C’est toujours un plaisir que de découvrir un orchestre que l’on ne connaît pas dans une salle qu’en revanche l’on connaît bien. Les spécificités de chaque formation n’en ressortent que mieux. On n’est toutefois pas à l’abri d’une déception tant il arrive parfois que le jeu de musiciens fraîchement débarqués dans une salle autre que la leur peine parfois à s’approprier ses caractéristiques acoustiques. Sous la conduite du chef et violoniste Renaud Capuçon, les musiciens luxembourgeois auront brillamment surmonté cette difficulté en décidant de venir sur scène plus d’une heure avant le début du concert, afin de se familiariser avec la salle Erasme et de chauffer leurs instruments. Dès la petite ouverture de Prométhée de Beethoven, « historiquement informée » par ses attaques vives et nerveuses mais jouée sur une soixantaine d’instruments modernes, on est on ne peut plus agréablement surpris par l’extrême précision et la beauté sonore émanant de la formation, sans la moindre des approximations qui entachent souvent les débuts de concert.

Grégory Massat

C’est depuis son violon que Renaud Capuçon dirige ensuite, avec une aisance sidérante, la formation resserrée à une quarantaine de musiciens, dans le troisième concerto de Mozart dont il assure la partie soliste. Au violon comme à l’orchestre, on aura beaucoup apprécié le jeu vif-argent, la finesse de texture et la justesse de style. On le dit avec d’autant plus de plaisir qu’on n’a pas toujours aimé dans le passé le violon parfois sirupeux et compassé de ce musicien qui, l’âge venant, semble trouver une vitalité nouvelle.

Cela fait déjà quelque temps qu’il se disait que l’orchestre du Luxembourg avait accompli d’importants progrès mais on n’imaginait quand même pas qu’il avait atteint un tel niveau d’ensemble. La virtuosité des cordes, le son étincelant des bois, la beauté des cuivres sans oublier la musicalité du merveilleux timbalier nous ont valu, sous la direction autant assurée qu’inspirée de Renaud Capuçon, une symphonie Ecossaise d’une richesse d’atmosphères que l’on n’entend pas toujours. Cette soirée du mercredi 9 avril nous aura non seulement fait découvrir une formation de haut niveau, mais aussi un chef dont la carrière, encore débutante, le montre particulièrement à l’aise dans un répertoire classique et romantique qui aujourd’hui échappe à un nombre croissant de chefs d’orchestre.

David Amiot

La semaine d’avant, le vendredi 4 avril, l’Orchestre philharmonique de Strasbourg offrait un programme d’une hauteur de vue peu banale, associant la Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg au Chant de la terre de Gustav Mahler dont on garde le souvenir d’une prodigieuse interprétation de Marko Letonja, au temps où il était directeur de l’OPS. Cette fois-ci, c’est le chef américain Robert Trevino qui se trouvait invité lors de cet unique concert. De la version pour orchestre à cordes du chef d’œuvre de Schoenberg, il nous aura proposé une interprétation assez prenante et particulièrement puissante. La soixantaine d’archets strasbourgeois a fait preuve d’une belle cohésion.

Donné en seconde partie, Le Chant de la terre s’est avéré plus problématique. L’approche du chef se montre d’emblée par trop immédiate et peu soucieuse des complexités et des ambiguïtés de la musique de Mahler. Composé, à l’instar des suivants, sur des poèmes chinois du 8è siècle ultérieurement traduits en allemand, le premier chant de cette symphonie pour ténor et contralto avec grand orchestre s’intitule « Chant à boire de la douleur de la terre » (Das Trinklied vom Jammer der Erde). L’atmosphère s’y trouve dramatiquement contrastée, on y chante à la fois la gloire du vin, la beauté du monde et la vanité de l’existence : « sombre est la vie, sombre est la mort ». La sonorité y est d’une âpreté particulière, tant du côté des vents que des cordes. Le chef Robert Trevino entame ce lied dans une absence de retenue et avec un éclat sonore évoquant plus un début d’opéra wagnérien précoce que celui du chef d’oeuvre tardif de Mahler. Prise dans cette tempête sonore, la voix de l’excellent Simon O’Neil, qui n’a toutefois plus vingt ans, se bat comme elle peut pour se faire entendre. Le deuxième lied Der Einsame im Herbst, rapprochant solitude automnale et automne de la vie, ne s’avère pas meilleur, mais pour d’autres raisons : si l’orchestre s’est certes calmé, son jeu s’avère bien en-deçà de la grande poésie du morceau ; quant à la voix de la mezzo Justina Gringyté, richement dotée dans le registre grave, elle se montre en grande difficulté dès que sa partie passe dans l’aigu. Forcé de cette manière, ce chant mélancolique vire en exercice de Sprechgesang (chant parlé), parfaitement idoine dans le Pierrot lunaire de Schoenberg, mais hors sujet dans Le Chant de la terre de Mahler.

Aussi étonnant que cela paraisse dans une affaire aussi mal engagée, tout est allé de mieux en mieux dans les quatre chants suivants : la voix de Simon O’Neil et le jeu de l’orchestre ont fini par trouver un équilibre dès le troisième chant ; à partir du quatrième, les difficultés de Madame Gringyté dans l’aigu se sont bien atténuées ; certaines parties d’orchestre comme l’arrivée des jeunes et beaux cavaliers dans le lied Von der Schönheit ont été particulièrement bien rendues. Quant à l’Abschied final, l’un des plus sublimes morceaux pour voix et orchestre jamais composé, si on n’en a entendu de plus poétique, convenons que le dramatisme de la direction d’orchestre et le registre grave de la mezzo en ont fait un moment très prenant.

                                                                                              Michel Le Gris  

Cahiers de retour au pays maudit

Les éditions des Syrtes poursuivent la publication des œuvres de Gueorgui Demidov, l’une des grandes voix du goulag

Moins connu qu’Alexandre Soljenitsyne ou Varlan Chalamov, Gueorgui Demidov (1909-1988) doit être considéré comme l’un des grands témoins du goulag et du système répressif soviétique. Ingénieur à l’institut de physique de Kharkov, Demidov fut déporté à plusieurs reprises et passa près de vingt années dans différents camps notamment ceux, terribles, de la Kolyma qu’il décrivit dans ses ouvrages précédents publiés aux éditions des Syrtes : Doubar et autres récits du goulag (2021) et L’amour derrière les barbelés (2022), les deux premiers tomes d’une vaste entreprise de traduction de l’intégralité de l’œuvre de Demidov. Alors que le manuscrit de Vie et Destin de Vassili Grossman parvenait à l’ouest en 1980, celui de Demidov fut confisqué. Ce n’est qu’après sa mort et la glasnost en 1988 pour que le public put enfin découvrir la puissance évocatrice de son œuvre. Dans la préface de ce troisième tome baptisé Merveilleuse planète et traduit par Nicolas Werth et Luba Jurgenson, Geneviève Piron estime ainsi que dans ses écrits « Demidov atteint à l’universel : il fait sortir du camp la vie qui s’y trouvait reléguée et place le camp au milieu de la vie ».  

A la différence d’un Soljenitsyne et d’un Chalamov, Demidov plonge ses récits dans une littérature qui, d’une certaine manière, rend peut-être plus justice à ces personnages incroyables sortis de circonstances extraordinaires et dont les traits de caractère peuvent parfois être victimes d’analyses trop cliniques. Chez Demidov, les truands sont romantiques et les intellos tentent de conserver une logique hors du temps. Mais c’est ainsi qu’ils demeurent humains. Là réside le pouvoir littéraire de Demidov, celui d’ériger l’imagination en bouclier indestructible qui se teint du bronze de l’amour, du fantastique et de la philosophie – les critiques du régime sont à peine voilées – pour opposer à ce même régime l’éclat de sa résistance.

Quant à Nicolas Werth, il ne s’est pas contenté d’écrire sur Chalamov et de traduire Demidov. Il est allé lui-même arpenter la route de la Kolyma pour rencontrer les derniers témoins et s’imprégner de cette atmosphère où le désarroi des hommes des temps passés rivalise avec la beauté d’une nature sauvage qui n’a jamais été domestiquée. Dans un merveilleux petit livre récompensé par le prix Essai France Télévisions en 2013 et publié en poche, il retrace, entre le 13 août et le 3 septembre 2011, le voyage qu’il effectua en Sibérie avec plusieurs compagnons dont Irina Flige, responsable de l’association Memorial à St Petersbourg et autrice du magnifique Sandormokh, le livre noir d’un lieu de mémoire (Les Belles Lettres, 168 p.), nom de ce charnier de la Grande Terreur en Carélie.

Nicolas Werth propose ainsi un passionnant voyage initiatique dans cette région de Sibérie riche en mines d’or devenue la terre du goulag et le tombeau de dizaines de milliers d’êtres humains condamnés à l’enfer parfois juste pour avoir volé un morceau de pain. Cette route de la Kolyma et ses paysages magnifiques célébrés par Chalamov notamment dans le pin nain est avant tout un voyage dans la mémoire, celle de l’enfer blanc qui accueillit plusieurs millions « d’ennemis » du stalinisme en compagnie des grandes voix, à la fois littéraires de Varlam Chalamov et d’Evguenia Guinzbourg, et celles, toujours aussi puissantes des derniers survivants. Son récit, passionnant de bout en bout, alterne entre découvertes des ruines des camps, récits des derniers survivants et de ces hommes et femmes qui tentent d’éviter que tombent dans l’oubli les mots de Demidov. « De même que les vestiges des camps s’étaient fondus dans la nature et le paysage de la Kolyma, l’expérience du camp à laquelle ils avaient eu la force de survivre s’était tout simplement dissoute dans la vie, dans leur vie, une vie faite de dureté, de luttes, de privations, de quelques joies aussi » écrit Nicolas Werth comme s’il parlait de Gueorgui Demidov. A l’heure où plus que jamais, le pouvoir russe tente d’effacer le passé après avoir interdit l’association Memorial et persécute toujours ses membres, la lecture de ces livres devient plus que nécessaire.

Par Laurent Pfaadt

Gueorgui Demidov, Merveilleuse planète, traduit du russe par Luba Jurgenson et Nicolas Werth
Aux éditions des Syrtes, 272 p.

Nicolas Werth, La route de la Kolyma
Chez Alpha Histoire, 272 p.

The Berliner Philharmoniker and Herbert von Karajan

Karajan à la tête du Berliner Philharmoniker, on croyait avoir tout entendu tant le chef d’orchestre a fait rayonner son orchestre dans le monde entier et sur les platines vinyles et CD de millions de foyers. Et voilà que nous parviennent ces enregistrements tirés des archives de l’orchestre et publiés par le label de ce dernier. 


Enregistrés en live entre 1953 et 1969 alors que Karajan s’apprête à être nommé chef à vie de l’orchestre, ces petits bijoux tirés des bandes originales de la Radio du Secteur Américain (RIAS) et de la Station Libre de Berlin (SFB) ont été numérisées en haute résolution. Ils offrent ainsi, pour la première fois, la vision de ce chef appelé à faire corps avec son orchestre et permettent de comparer son travail de Karajan avec ses enregistrements légendaires chez Deutsche Grammophon.

Ces vingt-trois concerts abordent bien entendu les grandes pages orchestrales qui ont fait la légende du chef et de sa phalange avec un Beethoven en majesté – la version de la 9e avec la grande Christa Ludwig, le 1er janvier 1968 s’écoute sans fin – mais également les Quatrième et Huitième symphonies de Bruckner, cœur de son répertoire ou celles de Brahms, de Sibelius, sans oublier la cinquième de Tchaïkovski.

Quelques rencontres au sommet viennent ponctuer ce coffret d’anthologie comme celle avec Glenn Gould le 25 mai 1957 dans le troisième concerto de Beethoven ou le Don Quixote de Richard Strauss avec un Pierre Fournier bouleversant. Si le Magnificat de Bach mérite de s’y attarder, il est en revanche impossible de passer à côté des passages d’un Tristan et Isolde enregistré en février 1955, cet opéra qui, en 1938, lui valut le surnom de « Miracle Karajan ».

Ces enregistrements accompagnés d’un magnifique livret retraçant cette période historique de l’après-guerre raviront à coup sûr les fans du chef qu’ils retrouveront au piano avec Christoph Eschenbach et Jörg Demus pour un concerto pour trois pianos de Mozart assez succulent mais également tout mélomane soucieux d’écouter ce qui se rapprocha indéniablement de la perfection.

Par Laurent Pfaadt

The Berliner Philharmoniker and Herbert von Karajan : 1953-1969 live in Berlin
Berliner Philharmoniker recordings, Hybrid 24 CD/SACD

Romàland

Dans le cadre de « Corps politiques » initié par Le Maillon et en coopération avec le Conseil de l’Europe dans le cadre du mois Opre Roma et Onassis Stegi, cette prestation loin de se vouloir spectaculaire s’inscrit comme documentaire mettant en avant le témoignage de ces belles personnes venues de Grèce nous parler de la condition des Roms qui, là-bas comme ici, comme partout, subissent une discrimination liée à leur mode de vie impliquant une liberté souvent mal vue et mal comprise par la population majoritairement sédentaire des pays où nous vivons.


@ Andreas Simopoulos for Onassis Stegi

Sans nous prendre à partie, les metteurs en scène Anestis Azas et Podromos Tsinikoris nous amènent avec ironie à prendre conscience de nos préjugés concernant les gens du voyage. D’entrée de jeu, par exemple, le présentateur Avraam Goutzeloudis vient décrire la scénographie, (Décor et costumes Dido Gkogkou) faisant remarquer avec humour qu’elle ne comporte que les éléments typiques de leurs campements et montre la cabane en bois, la chaise en plastique, le panneau de pub déglingué et bien sûr, la guitare, sans oublier les touffes d’herbe et les rochers puisque les installations se font dehors.

C’est dans ce cadre attendu que les comédiens Angeliki Evangelopoulou, Theodosia Georgopoulou, Melpo Saini, Giorgos Vilanakis viennent raconter des événements qui ont marqué leur vie, tous soulignant les nombreuses difficultés auxquelles ils se sont heurtés qu’il s’agisse du travail, ou des lieux de résidence, des confrontations avec les autorités. Avec beaucoup de simplicité et de naturel ils viennent vers nous, des images sont projetées sur l’écran, (vidéo Oliwia Twardowskal) le guitariste George Dousos (musique et son Panagiotis Manouilidis) accompagne de ses accords certaines interventions auxquelles se mêlent parfois chant et danse mais sans que jamais on ne tombe dans le folklore facile ou le misérabilisme, l’authenticité étant de mise dans ce spectacle qui  conduit de façon fort nécessaire à l’éveil ou au réveil des consciences.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du 3 avril au Maillon

Rectum Crocodile

C’est un spectacle qui donne beaucoup à voir et à entendre, qui s’offre comme un défilé de personnages magnifiquement costumés, maquillés, l’auteur n’en est-il pas Marvin M’toumo, créateur de mode, déjà célèbre en raison de son précédent spectacle » Concours de larmes » monté en 2022 avec sa Cie Hibiscus culturist. C’est lui qui signe la mise en scène, la scénographie et bien sûr, les costumes.


© Albane-Durand-Viel

Sur le tapis vert agrémenté de quelques bouquets de plantes un catwalk s’illumine (création lumière Alessandra Domingues) pour le passage des personnages annoncés par la voix off d’un enfant qui semble lire un conte.  Comme il se doit dans ce genre littéraire apparaissent d’abord des animaux, le coq, le chat, le chien tous représentés par des comédiennes vêtues de justaucorps académiques imitant leur pelage marchant à quatre pattes et portant sur leur fessier les masques de ces animaux, imitation burlesque, carnavalesque, hommage aux carnavals caribéens, rappelons que l’auteur Marvin est né à La Guadeloupe. Quant aux oiseaux, ils sont merveilleusement incarnés par des comédiennes en talons hauts, portant jupettes en plumes blanches et brandissant sur leurs seins des becs longs et pointus. Tous poussent les cris propres à leur espèce, y glissant une sorte de provocation quand ils grimacent vers le public.

Puis c’est le défilé des femmes toutes si belles, élégantes dans leurs robes bustiers amples ou serrées aux couleurs chatoyants qu’elles captivent le regard. Elles viennent porteuses des récits évoquant les tourments et sévices subis par leurs ancêtres dans ces terres coloniales où ils étaient les esclaves de maîtres dominateurs, exigeants et sans pitié. Elles parcourent le plateau en grandes enjambées, le regard fixé sur les spectateurs directement interpellés par ce réquisitoire plein de ressentiment pour ces histoires vécues dont elles portent parfois avec grandiloquence la mémoire. La musique (Vica Pacheco et Baptiste Le Chapelain) toujours très forte rythme ces prestations qui s’accompagnent aussi de danses. Après la rencontre avec la mère tenant dans ses bras le bébé cacao (un baigneur en celluloïd) dont l « l’urine » -chocolat est distribuée dans de petites tasses offertes à quelques spectateurs, nous entendrons les cris de peur de la jeune femme qui s’est enfuie de la plantation et que les chiens poursuivent puis le chagrin et l’humiliation de la jeune femme amoureuse de son maître qui l’a repoussée.

Mais d’autres femmes défileront sur le plateau plus agressives et revendicatives, dont l’une tout en dansant pointe une épée vers le public et mime les vengeances souhaitées et elles ne sont pas tendres, torrents de boue, déluge, oiseaux déchirant de leurs becs ceux qui occupent ses rêves, ses oppresseurs.

Vient enfin « le cocotier », un long poème pamphlétaire déclamé par la jeune femme portant bustier en jute et jupette en paille garnie de larges feuilles « je suis le cocotier » clame-t-elle et fusent dans chaque strophe les imprécations  contre les tenants de cette civilisation où règnent » vos dirigeants brutaux, vos méchants fachos, affreux jojos », ajoutant entre autres textes virulents « Je suis le cocotier, et mon chien chien chowchow, vous montre les crocs, vous mord les os, vous qui avez tué les peuples locaux pour l’or des banco, pour du choco, pour du tabasco », une diatribe accusatrice et satirique déversé sur ce public placé en quadri frontal qui se voit  la recevoir sans ménagement  et peut en mesurer les effets sur les visages de ceux placés en vis-à-vis.

Si l’engagement des interprètes et leur virtuosité ne font aucun doute avec Davide-Christelle Sanvee, Elie Autin, Grace Seri, Amy Mbengue, Djamila Imani Mavuela, Marvin M’ toumo et que tout spectacle se revendiquant de l’anticolonialisme ne peut qu’obtenir notre adhésion, il n’en reste pas moins vrai que nous sommes restés à distance, ne pouvant nous défaire du sentiment  que le trop plein d’esthétisme dont nous étions témoins ne faisait qu’atténuer la pertinence du propos.

Marie-Françoise Grislin pour Hebdoscope

Représentation du1er avril au TNS

Taï-Pan

Le succès mérité de la série Shogun a remis en lumière l’œuvre de l’écrivain et scénariste James Clavell (1921-1994), quelque peu oublié depuis les années 1990. Tandis que se prépare la deuxième saison de la série, les éditions Callidor re-publient le roman qu’il écrivit avant Shogun, Taï-Pan et tiré de sa saga asiatique.


Nous sommes à Hong Kong en 1841 au lendemain de ce qu’on appela la première guerre de l’opium. Les Britanniques désireux d’en faire un comptoir commercial l’arrache à la Chine attirant un certain nombre d’aventuriers notamment le héros du livre, Dirk Struan, qui dirige la Noble Maison, une compagnie marchande qui voit dans cette partie du monde, une terre pleine de promesses et de profits notamment avec le commerce de l’opium dont il devient l’un des contrebandiers les plus retors. Il est le Taï-Pan, un homme d’affaires sans morale mais également ce serpent venimeux expert en manipulations et désireux de bâtir un empire.

Les éditions Callidor qui redonnent vie et une nouvelle beauté tant physique que littéraire aux grands maîtres du roman fantastique et d’aventures comme Abraham Merritt ou Robert W. Chambers ne se sont pas contentés d’une simple publication. Cette nouvelle version intégralement révisée est complétée par de nombreux paragraphes manquants soit près de 150 pages inédites qui raviront à coup sûr les fans de James Clavell qui n’auront d’ailleurs que moins d’un mois à patienter pour lire le tome 2, prévu le 25 avril. En attendant la série puisqu’il se murmure déjà que les créateurs de Shogun songent très sérieusement à adapter Taï-Pan. Les vapeurs de cet Orient mystérieux, entre opium et contrebande, n’auront décidément plus aucun secret pour vous.

Par Laurent Pfaadt

James Clavell, Taï-Pan, tome 1, traduit par France-Marie Watkins, Ivan Berton et Thierry Fraysse, 512 p.
Aux éditions Callidor